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Banquet des châtaignes : la fête scandaleuse de 1501

Le Banquet des châtaignes — parfois appelé Ballet des châtaignes — désigne une fête tenue à Rome, prétendument le 30 octobre 1501, dans le Palais apostolique et orchestrée par Cesare Borgia, fils du pape Alexandre VI. Le récit le plus célèbre provient du Liber Notarum, le journal latin du maître des cérémonies pontifical Johann Burchard, mais les historiens discutent encore de sa fiabilité et de son degré d’exagération.

Au cœur de l’épisode : un souper de cour où une cinquantaine de prostituées ou courtisanes auraient été invitées pour divertir les hôtes, des châtaignes lancées à même le sol, et des jeux érotiques récompensés. Mythe noir ou description fidèle d’une soirée licencieuse ? Le dossier est complexe, révélateur des mœurs de la Renaissance et des usages propagandistes autour des Borgia.

Contexte : Rome, les Borgia et les fêtes de cour

La fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle voient Rome s’affirmer comme une capitale artistique et politique. Le mécénat pontifical, la présence d’ambassadeurs et de princes, et la compétition avec les grandes cours italiennes (Naples, Ferrare, Mantoue) engendrent un foisonnement de cérémonies, mascarades et banquets fastueux. Les Borgia, famille d’origine espagnole, incarnent cet âge de splendeur… et de scandale aux yeux de leurs adversaires.

Cesare Borgia (1475–1507), duc de Valentinois, est un condottiere ambitieux engagé dans l’unification de ses territoires en Italie centrale. Son père, Alexandre VI (r. 1492–1503), est un pape habile, mais contesté par des opposants qui alimentent une « légende noire » faite d’histoires d’intrigues, de débauche et de poison. C’est dans ce climat que s’inscrit le fameux Banquet des châtaignes.

La source principale : le Liber Notarum de Johann Burchard

Le principal témoignage sur l’événement provient de Johann Burchard, Protonotarius apostolicus et maître des cérémonies du pape, qui a tenu un journal détaillé des rites et faits de la cour pontificale. À la date du 30 octobre 1501, il raconte un souper dans le Palais apostolique où une cinquantaine de femmes, qualifiées de meretrices, auraient diverti les convives. Le passage mentionne notamment des châtaignes lancées à terre, ramassées par ces femmes dans une mise en scène suggestive, et des « prix » promis lors de jeux à caractère sexuel.

Ce texte, souvent cité, a fasciné et choqué pendant des siècles. Pourtant, son interprétation soulève des difficultés : la transmission du manuscrit, les traductions variables du latin, et le contexte rhétorique d’une cour rivale nourrissent doutes et relectures.

Ce que dit l’histoire : une reconstitution prudente

À partir du récit de Burchard et de chroniques postérieures, voici ce que l’on peut raisonnablement avancer, en insistant sur la prudence :

  • Lieu et date : Palais apostolique, à Rome, le 30 octobre 1501.
  • Organisateur : l’entourage de Cesare Borgia. La présence du pape Alexandre VI est parfois mentionnée mais demeure incertaine selon les interprétations.
  • Participants : nobles, officiers et familiers de la cour ; environ cinquante courtisanes ou prostituées sont citées.
  • La scène des châtaignes : des châtaignes auraient été jetées à terre, éclairées par des chandeliers, et ramassées par les femmes dans une posture destinée à exciter ou divertir les convives.
  • Jeux et « récompenses » : le récit évoque des prix promis aux participants selon leurs prouesses dans des jeux à connotation sexuelle, sans que tous les détails puissent être confirmés.

De multiples versions ont ensuite enjolivé la scène, y ajoutant des épisodes ou des protagonistes non attestés. De nombreux historiens estiment qu’une soirée très licencieuse a probablement eu lieu, mais que certains éléments repris par la tradition relèvent de la propagande anti-Borgia et des imaginaires du scandale.

Pourquoi des « châtaignes » ?

Le motif des châtaignes frappe l’imaginaire. Au-delà de la trivialité du geste, ces fruits d’automne renvoient au calendrier festif de la saison et, dans certaines lectures symboliques, à la fécondité et à l’abondance. Leur emploi dans une chorégraphie suggestive — le fameux « ballet des châtaignes » — joue sur la polysémie des banquets de cour : ce sont des spectacles où se mêlent musique, danse, nourriture et théâtralisation du désir.

Mœurs de la Renaissance : scandale ou norme ?

Pour comprendre l’épisode, il faut situer les fêtes de la Renaissance dans un continuum :

  • Mascarades et intermèdes étaient fréquents, mêlant danse, allusions mythologiques et libertés de ton.
  • Les cours italiennes rivalisaient de spectacle et de somptuosité, jusqu’à frôler parfois la transgression.
  • La présence de courtisanes lors de certain(e)s divertissements, bien que non systématique, n’était pas inconnue, surtout dans un cadre privé.

Ce qui rend le Banquet des châtaignes si retentissant n’est pas seulement la nature des jeux décrits, mais le fait que la scène se serait déroulée dans le Palais apostolique, sous l’égide du fils du pape : le choc entre pouvoir religieux et licence mondaine est au cœur du scandale.

Une affaire de sources : que vaut le témoignage ?

Les spécialistes soulignent plusieurs points :

  • Crédibilité de Burchard : son journal est généralement réputé fiable sur les protocoles et cérémoniels. Toutefois, pour des scènes hors du strict rituel, il n’est pas exempt d’ombre.
  • Variantes textuelles : la tradition manuscrite et les traductions divergent sur des passages clés, ce qui complique l’interprétation.
  • Absence de corroboration : il existe peu de sources contemporaines indépendantes décrivant la même scène avec le même détail.
  • Poids de la propagande : les ennemis des Borgia, et plus tard des papes de la Renaissance, ont amplifié les récits salaces pour servir critiques morales et politiques.

Bilan : beaucoup d’historiens acceptent l’idée d’une soirée réelle et très libre, tout en considérant que certaines formules du texte, « traductions à sensation » ou ajouts ultérieurs ont noirci le tableau. Le Banquet des châtaignes demeure donc une scène probable, mais littérairement surdéterminée.

Échos, rumeurs et « légende noire »

Le récit a nourri la légende noire des Borgia : accusations d’inceste, d’empoisonnement, de luxure. Dans l’Europe bientôt traversée par la Réforme, le banquet est brandi comme preuve de la décadence morale du Saint-Siège. Au fil des siècles, pamphlets, mémoires et biographies romanesques ont amplifié les détails les plus croustillants, souvent au-delà de ce que permettent les sources.

Dans la culture populaire contemporaine, séries TV, romans historiques et documentaires ont repris l’épisode, parfois en le stylisant en orgie emblématique. Ces représentations, efficaces dramatiquement, s’éloignent parfois de la prudence des historiens — sans pour autant l’invalider totalement.

Ce que révèle l’épisode sur le pouvoir et le spectacle

Le Banquet des châtaignes illustre une vérité de la politique de cour : le pouvoir se met en scène. Banquets, bals et « ballets » ne sont pas de simples divertissements ; ils tissent des alliances, hiérarchisent les présences, confèrent des marques de faveur. La transgression — réelle ou racontée — sert aussi à signaler la puissance : un prince qui franchit les limites montre qu’il peut les dicter.

Mais l’épisode montre l’autre versant : ces mêmes spectacles exposent le pouvoir à la réprobation, au ragot et à la satire. Quand la scène se déplace au Palais apostolique, la dissonance devient explosive : l’autorité spirituelle se trouve mêlée au théâtre du désir, et la contradiction alimente un scandale durable.

Banquet ou ballet : le sens des mots

La double appellation — Banquet des châtaignes ou Ballet des châtaignes — tient aux éléments mêlés du récit : un souper (banquet) et une mise en scène chorégraphique (ballet) autour des châtaignes et des jeux. Les deux formules se retrouvent dans la littérature historique et dans les médias, même si « banquet » reste le terme le plus courant en français.

Que retenir ?

  • Un événement daté du 30 octobre 1501, au Palais apostolique, lié à Cesare Borgia.
  • Une source centrale : le Liber Notarum de Johann Burchard, souvent traduit et discuté.
  • Des détails célèbres : la présence d’environ 50 courtisanes, les châtaignes jetées à terre, des jeux érotiques avec des récompenses.
  • Un degré d’incertitude : des embellissements et une forte dimension propagandiste dans la postérité du récit.

Pour aller plus loin

Pour les lecteurs qui souhaitent consulter les sources, le Liber Notarum de Johann Burchard existe en latin et en traductions modernes. Des études historiques sur les Borgia, la cour d’Alexandre VI et les cultures festives de la Renaissance italienne offrent le contexte nécessaire pour évaluer l’épisode avec nuance. Comme toujours, confronter plusieurs travaux critiques permet de distinguer le probable du romanesque.

FAQ

Qu’est-ce que le Banquet des châtaignes ?

Il s’agit d’un banquet tenu à Rome et attribué à Cesare Borgia, fils du pape Alexandre VI, le 30 octobre 1501. Selon le récit de Johann Burchard, cinquante prostituées ou courtisanes auraient diverti les convives, des châtaignes étant lancées au sol lors de jeux suggestifs. La véracité précise de certains détails reste débattue.

Le pape Alexandre VI était-il présent ?

La présence du pape est rapportée dans certaines versions, mais n’est pas confirmée de manière incontestable. Les historiens divergent, et le texte de Burchard est sujet à interprétation et variations de traduction.

Combien de femmes ont participé ?

Le récit mentionne environ cinquante prostituées ou courtisanes. Ce chiffre, devenu emblématique, provient directement de la source principale, le Liber Notarum.

Pourquoi parle-t-on de « Ballet des châtaignes » ?

Le terme « ballet » renvoie à la dimension chorégraphique et spectaculaire du divertissement : après le souper, des châtaignes auraient été jetées à terre et ramassées dans une mise en scène sensuelle, d’où l’idée d’un « ballet ».

Peut-on faire confiance au récit de Burchard ?

Burchard est globalement fiable pour les cérémonies et faits de cour, mais son passage sur le Banquet des châtaignes pose des questions de transmission, de traduction et de contexte. Beaucoup de chercheurs pensent qu’une fête licencieuse a bien eu lieu, tout en se méfiant des exagérations postérieures.

Quel a été l’impact de cet épisode ?

Le Banquet des châtaignes a alimenté la légende noire des Borgia et, plus largement, les critiques morales contre la papauté de la Renaissance. Il s’est imposé comme un symbole commode de la décadence prêtée à la cour pontificale par ses adversaires.

Où lire les sources ?

On peut consulter le Liber Notarum de Johann Burchard en édition latine et en traductions modernes. Des études spécialisées sur les Borgia et les fêtes de cour de la Renaissance offrent des analyses critiques utiles pour contextualiser l’événement.